XVI
LE LOT DU MARIN

Luke Hawkins, bosco du Télémaque, s’ébroua comme un chien et : attendit que Paice sortît de l’ombre à sa rencontre :

— J’ai envoyé quatre hommes dans les hauts faire un peu de matelotage, Commandant.

Ils levèrent : ensemble les yeux vers la hune, mais les vergues disparaissaient dans les tourbillons de neige :

— Il y a quelque chose qui a cassé, là-haut !

— Au diable les chantiers et tous les arsenaux ! jura Paice. Ils s’en fichent qu’on perde notre mât de flèche !

Inutile de s’apitoyer sur le sort des hommes à demi gelés qui travaillaient là-haut, les doigts gourds, aveuglés par les flocons.

— On pourrait peut-être prendre un ris, Commandant, suggéra Hawkins.

Paice s’écria :

— Réduire la toile ? Il ne manquerait plus que ça ! On se traîne, on n’avance pas !

Il s’écarta de quelques pas :

— Débrouillez-vous ! Tout ce que je peux faire pour vous, c’est d’abattre d’un quart. Ça leur donnera un peu de jeu.

Paice trouva Triscott en train d’observer le compas ; son chapeau et ses épaules étaient blancs dans la nuit.

Le second du Télémaque savait qu’il était inutile de discuter avec Paice de la façon qu’il avait de mener furieusement son bateau – une façon qui lui ressemblait si peu ! On eût dit qu’il avait toutes les flammes de l’enfer aux trousses.

Paice prit une profonde inspiration dans une survente ; une grosse vague franchit le pavois et s’en alla gargouiller dans les dalots. Au jour, ils ne seraient sans doute plus en vue du Snapdragon. Dans ces conditions, il était presque risible de prétendre garder une position. Peut-être Vatass allait-il en profiter pour serrer le vent et louvoyer jusqu’au port. Paice caressa un moment cette idée-une idée peu charitable pour Vatass, et même injuste. Le timonier hurla :

— Cap au sud quart-est, Commandant ! Sud quart-est !

— Si nous démâtons, prévint Chesshyre, nous serons la risée de tout l’arsenal.

Il n’avait, pas remarqué que Paice se trouvait encore parmi les hommes groupés autour du compas. Il sursauta quand la poigne implacable de Paice lui agrippa le poignet :

— Monsieur Chesshyre ! Vous êtes maître par intérim : si vous n’avez rien de plus instructif à raconter, l’intérim risque de durer longtemps.

— Nous devrions apercevoir la terre dès que la neige cessera de tomber, coupa Triscott. M. Chesshyre m’a promis que la chute de neige cesserait au point du jour.

— Dans ce cas, rétorqua Paice, furieux, je parie que nous aurons droit à un ouragan !

Triscott retint un sourire : il avait toujours aimé Paice, et tout appris de lui. Mais parfois, son commandant lui faisait un peu peur : c’était le cas, à présent.

Paice s’avança à grands pas jusqu’au pavois et regarda quelques instants le sillage d’étrave qui défilait en serpentant le long du pavois sous le vent.

Valait-il tellement, mieux que Vatass ou bien était-ce comédie ? Il offrit son visage aux tourbillons du vent ; les flocons le cinglèrent. Il se savait sincère : depuis le départ de Bolitho, tout le navire avait changé. Quelques mois plus tôt, il ne se serait jamais cru capable de prendre de tels risques pour voler au secours d’un homme, d’un seul homme.

Il entendit des cris étouffés au-dessus du pont : on hissait, de nouveaux cordages et du luzin en tête de mât pour les matelots engourdis qui achevaient les réparations.

Il secoua la tête comme s’il était : en proie à des douleurs. Non, Bolitho n’était pas un homme comme les autres.

Il songea à sa malheureuse femme. La fille d’un maître d’école. Dieu sait qu’elle n’avait pas ménagé ses efforts pour policer son ours de mari ! Elle lui avait appris des mots jamais entendus. Avant de la rencontrer, il n’avait connu d’autre monde que celui des hommes-des hommes rudes armant de rudes bateaux. Malgré la neige, il sourit tendrement à ce souvenir. Toute sa belle-famille, naturellement, avait levé les bras au ciel en apprenant qui la jeune femme avait l’intention d’épouser.

Il fit un effort de mémoire. Quelle était l’expression, déjà ? Il sourit. Oui, elle avait un jour parlé de « charisme ». Charisme… Bolitho aussi avait du charisme. Même s’il l’ignorait.

Il songea de nouveau à la mission de Bolitho et se demanda pourquoi personne ne lui avait prêté l’oreille quand il avait parlé à cœur ouvert de sir James Tanner.

Une croisade sans espoir, lit Paice se dit que la même chose lui était arrivée, à lui, avec Délavai. Cela dépassait l’affrontement entre les forces de la loi et celles de la corruption : c’était une affaire personnelle. Tout le monde était navré, bien entendu. Il sentit la colère bouillonner en lui-toujours la même vieille colère. Qu’auraient-ils dit, tous ces bons apôtres, si leur femme avait été assassinée comme… Il coupa court à ces pensées. Il refusait de prononcer le nom de son épouse. Même mentalement.

A présent, Délavai était mort. Paice l’avait vu monter sur l’échafaud, marche après marche, par cette belle après-midi. Pas une voix ne s’était, élevée pour lancer des injures ou des huées ironiques : la foule n’était là que pour se divertir. Mon Dieu ! si on invitait les gens à venir assister à des séances de tortures collectives sur la place du village, il ne resterait pas un siège de libre !

Le jour de l’exécution, il avait adressé des appels muets à Délavai. Il l’avait maudit, trois fois maudit, il l’avait voué aux feux de l’enfer. Il lui avait souhaité d’y souffrir pour l’éternité le même martyre qu’il avait lui-même infligé à tant d’innocents. Paice n’était pas cruel, mais il avait ressenti la brièveté du supplice comme une injustice. Longtemps après que la foule se fut dispersée, il était toujours sur le seuil de l’auberge, regardant le cadavre de Délavai osciller dans la brise. La dépouille du contrebandier eût-elle été exposée dans différents lieux pour servir de leçon à d’autres hors-la-loi, Paice n’aurait pu s’empêcher de visiter ces lieux de pèlerinage.

Il regarda en l’air, perdit l’équilibre sur un coup de tangage et eut à peine le temps d’apercevoir une forme sombre tomber le long de la grand-voile, heurter le pavois et disparaître par-dessus bord. La scène n’avait duré qu’une seconde ou deux, mais le long cri de l’homme l’avait glacé jusqu’au sang, ainsi que le craquement des os brisés par l’impact, avant que le malheureux ne disparaisse dans les flots tumultueux.

Scrope, le capitaine d’armes, se précipita à l’arrière :

— C’était Morrison, Commandant !

Cette fois, l’objet anonyme avait un nom, celui d’un jeune marin aux yeux brillants. Natif de Gillingham, il avait d’abord navigué à la pêche. Puis il s’était engagé volontairement, une fois ses parents morts des fièvres.

Personne ne dit mot, pas même le jeune Triscott. Lui aussi savait qu’avec une mer pareille, il était impossible de virer de bord à temps ou de mettre à la cape ; même s’ils y arrivaient, on ne retrouverait jamais Morrison. Tel était le lot du marin. C’était cette destinée dont parlaient les chansons, sous le gaillard, pendant le petit quart, ou dans les estaminets et les bordels, sur les quais, au cours des escales. Ils avaient beau être rudes et grossiers, songea Paice, ces hommes étaient ses hommes, et à ses yeux les seuls à mériter que l’on s’intéressât à eux.

— Envoyez immédiatement un autre homme là-haut ! ordonna-t-il durement. Qu’on en finisse avec ce travail !

D’aucuns le maudiraient peut-être pour ses méthodes, mais la plupart le comprendraient. Le lot du marin.

Paice frappait des pieds sur le pont pour retrouver un peu de chaleur et de mobilité. Il se creusait l’esprit, songeant à Bolitho. Que faire s’il ne le trouvait pas dès l’aube ? Mais il avait du mal à détacher ses pensées de l’homme qu’il venait de perdre. Il savait que tout le monde à bord se disait la même chose : « Quand vient ton tour…»

Il agrippa un pataras qui ne cessait, de vibrer et accusait de violentes secousses aux coups de tangage. Qu’il lâchât prise, et il irait rejoindre Morrison. A quoi penserait-il, alors, en regardant son navire disparaître dans la nuit, avant de suffoquer et de se noyer ?

S’arrachant à ces idées, il lança d’un ton sec :

— Je descends. Appelez-moi si…

Triscott se tourna vers son commandant qui déjà se penchait vers la descente :

— A vos ordres, Commandant !

Paice entra dans sa cabine en se heurtant au montant de la porte qu’il claqua derrière lui. Regardant la bannette vide, il se remémora la maquette d’Allday, et le lien étrange qui unissait cet homme à son maître.

Face à la pièce déserte, il lança d’une voix forte, à la cantonade :

— Il faut que je le trouve !

Son regard s’arrêta un instant sur la bible tout écornée qui reposait dans son équipet ; il écarta tout de suite l’idée de la feuilleter : cela pouvait attendre. Pour le quart qui venait, le charisme suffirait.

Sur le pont au-dessus, Triscott surveillait les matelots qui escaladaient et dégringolaient les enfléchures vibrantes. Dans quelques semaines, il aurait, vingt, ans. Et voici que la guerre était, déclarée. Il lui avait fallu rencontrer Bolitho pour avoir une idée de ce à quoi ressemblait la guerre, surtout en mer. Paice lui avait laissé entendre que Leurs Seigneuries de l’Amirauté allaient disperser sur les navires nouvellement armés les équipages et les officiers bien entraînés. Et il se demandait pourquoi, sachant que la guerre approchait, Leurs Seigneuries n’avaient pas armé à temps une flotte puissante.

Hawkins le rejoignit à l’arrière et grogna d’un ton bourru :

— Voilà qui est fait, Monsieur. Pour le limandage, cela attendra le beau temps.

Le grondement, des déferlantes obligea Triscott à crier sa réponse :

— Morrison n’avait aucune chance, monsieur Hawkins !

Le bosco essuya ses doigts gourds sur un chiffon et le toisa d’un air lugubre :

— Alors j’espère qu’il est mieux là où il est, Monsieur !

Triscott vit la forte carrure de l’officier marinier se fondre dans l’obscurité. Cet homme était un autre Paice, songea-t-il.

Des ombres se courbaient pour descendre par le panneau avant, on se glissait avec soulagement dans l’humidité obscure du poste d’équipage : c’était la relève. Dench, le maître principal, prenait le quart du matin et échangeait quelques mots avec Chesshyre : l’occasion d’égratigner le lieutenant, sans doute.

Triscott descendit et s’effondra tout habillé sur la bannette que Bolitho utilisait, quand il était à bord.

Dans le noir, Paice lui demanda :

— Tout va bien, là-haut ?

Triscott se sourit à lui-même : le commandant ne cessait jamais de se faire du souci pour son Télémaque.

— Dench a l’œil sur tout, Commandant.

— Si seulement je pouvais relever un amer dès l’aube…

Il n’obtint pour réponse qu’un léger ronflement : Triscott dormait. Paice ferma les yeux. De nouveau sa femme lui apparut. Puis il finit lui aussi par sombrer dans le sommeil, le mot charisme toujours sur les lèvres.

Le lever du soleil fut plus lumineux encore que Chesshyre n’avait osé le prédire. Le vent mordait de plus en plus fort, les voiles étincelaient de givre, et la résistance de chaque homme était sollicitée jusqu’à la limite de ses forces. Paice monta sur le pont et consulta la carte et l’ardoise de Chesshyre, près de l’habitacle du compas. Chesshyre et lui pouvaient avoir leurs différends de temps à autre, mais l’officier marinier était compétent, et cela suffisait à Paice. Il regarda le mât de flèche qui ployait sous l’effort, et la longue silhouette blanche du guidon de tête de mât. Ils faisaient route au grand largue et devaient donc redoubler de vigilance, car ils couvraient rapidement, de la distance : s’ils dépassaient sans le voir le cotre disparu, il leur faudrait, pour revenir contre le vent, « deux fois la route et trois fois la peine ».

Paice eut une pensée pour Queely. Etait-il parvenu à récupérer Bolitho pour la deuxième partie de leur ambitieux projet ? Qui sait si le Wakeful n’était pas tombé aux mains de l’ennemi ? l’ennemi ! Il s’attarda un instant sur ce mot. Depuis quelques heures, tout avait changé. Peut-être Bolitho était-il prisonnier, ou pire encore.

Il joignit brutalement les mains. Jamais ils n’auraient dû envoyer Bolitho dans le Kent pour y recruter des matelots, si tel était bien le but véritable de sa mission. Et il méritait encore moins d’être expédié en mission suicide, dans un projet aussi abracadabrant que celui-là !

C’est le commandement d’un vrai navire de guerre qu’il fallait confier à Bolitho ! Il avait un tel ascendant sur ses subordonnés qu’il ne se contentait pas de leur apprendre les rudiments de la bataille navale, il leur transmettait aussi l’humilité.

Paice vit Triscott revenir à l’arrière, un second maître sur les talons. Il était monté inspecter les réparations et les épissures exécutées durant la nuit. A la lumière grise du petit : matin, il semblait plus jeune encore ; son visage était tout, frais, brûlé de froid.

Triscott salua en portant la main à son chapeau, indécis quant à l’humeur de son commandant :

— Tout est clair, Commandant !

Il marqua une pause. La tension avait creusé de profondes rides dans le visage de Paice.

— J’ai dit aux canonniers de s’occuper des palans de brague des pièces de six. Tous les réas des poulies sont bloqués par la neige et la glace.

— C’est évident… approuva Paice d’un air absent.

Comme à son habitude, il hésita une seconde avant d’ajouter :

— C’est bien.

Paice se tourna vers la silhouette emmitouflée à côté de la barre :

— Que dites-vous du temps, monsieur Chesshyre ?

Triscott les vit tous les deux face à face, dressés sur leurs ergots. A les voir, on n’aurait jamais cru qu’ils pouvaient servir main dans la main au sein de ce petit équipage.

Chesshyre accepta la trêve :

— Beau et clair, Commandant.

Il tendit le doigt en direction du pavois, où plusieurs hommes peinaient à déplacer une pièce de six derrière son sabord fermé.

— Vous voyez, là-bas, Commandant ? Un coin de ciel bleu !

Paice soupira. Personne n’en avait dit mot, mais le Snapdragon n’était pas en vue. Triscott lança un coup d’œil en tête de mât et risqua :

— J’ai envoyé une bonne vigie là-haut, Commandant !

— Je vous ai demandé quelque chose ? riposta Paice, excédé.

Puis, haussant lourdement les épaules :

— Excusez-moi. On ne doit jamais écraser de son autorité ceux qui ne peuvent s’en protéger.

Triscott resta impassible. Il croyait entendre les propres paroles de Bolitho. Ainsi, Paice se souciait du sort de son chef.

— L’horizon est encore bien bouché, Commandant, suggéra-t-il. Avec ce vent…

Paice l’interrompit d’un regard :

— Vous avez entendu ?

Chesshyre baissa le capuchon de son ciré, offrant au vent ses cheveux poisseux de sel :

— Oui, j’ai entendu…

Tous les hommes se figèrent à leur poste, comme s’ils avaient gelé sur place. Le cuisinier, qui venait préparer quelque chose de chaud-ou tout au moins de tiède pour les timoniers de quart, s’arrêta à mi-descente. Le gros Luke Hawkins, le marin à la poigne de fer et à l’œil toujours aux aguets, resta l’épissoir en l’air, comme se souvenant de quelque chose. Le charpentier du bord, Maddock, enfonça énergiquement son chapeau sur ses cheveux clairsemés et s’interrompit dans ses mesures : il s’apprêtait à découper un madrier qu’il venait de sortir de la cale. Chesshyre et Triscott cessèrent leurs activités, ainsi que Godsalve, l’écrivain, commissaire par intérim et quand c’était nécessaire, tailleur des plus convenables. Tous tendaient l’oreille aux échos qui leur parvenaient, portés par le vent glacé.

— Des pièces de six, n’est-ce pas, monsieur Hawkins ? demanda abruptement Paice.

Sa question rompit l’enchantement et tous reprirent leurs activités, jetant des regards alentour comme pour se souvenir de ce qu’ils étaient en train de faire. Triscott émit une suggestion :

— C’est peut-être le Wakeful. Commandant.

Chesshyre frotta son menton mal rasé :

— Ou le Snapdragon…

L’air parut trembler de nouveau. Des matelots au travail sous la flottaison entendirent la lointaine explosion frapper les œuvres vives du cotre ; on eût dit que le Télémaque était soumis au feu de l’ennemi.

Paice aurait voulu s’humecter les lèvres, mais il savait que plusieurs de ses hommes avaient l’œil sur lui.

Alors, canon après canon, toute une bordée tonna sur l’eau. Paice serra ses énormes poings. Il aurait voulu hurler des questions à la vigie en tête de mât, mais il savait que l’homme n’avait pas besoin de se faire houspiller : Triscott l’avait tout spécialement choisi, il serait le premier à héler le pont dès qu’il apercevrait quelque chose.

Paice entendit le second maître murmurer :

— L’un ou l’autre, je pense.

Il cacha ses mains dans son dos, sous les queues de son habit. Les explosions continuaient à gronder à intervalles réguliers. Il ajouta :

— J’ignore qui a ramassé tout ça, mais ils sont en train de prendre une sacrée correction !

 

Les embruns jaillissaient par-dessus la joue au vent du Wakeful, inondant le pont qui gîtait fort ; même les matelots les mieux amarinés devaient garder « une main pour soi, une main pour le bateau ». Quant aux plus jeunes, ils redoutaient à tout instant de voir le cotre chavirer.

— Nous ne pouvons guère serrer le vent davantage ! hurla Queely.

De ses yeux rougis, il vérifia l’établissement de la grand-voile immense, puis celui de la trinquette et du foc ; les écoutes des trois voiles étaient bordées à bloc, presque dans l’axe du bateau : toutes les autres voiles étaient ferlées, tandis que le cotre taillait sa route au près serré.

Bolitho, qui n’avait pas le temps de consulter le compas, estima cependant que Queely avait serré le vent d’environ cinq quarts ; les sabords sous le vent étaient dans l’eau et les vagues semblaient bouillir sous le choc de l’étrave. Il se tourna vers le brigantin qui lui sembla déjà bien loin sur l’arrière ; ses voiles étaient déjà réglées pour laisser porter sous les amures opposées.

Dès qu’on l’avait hissé à bord, Bolitho avait expliqué :

— Nous devons couvrir la Revanche, c’est-à-dire nous interposer entre elle et le français. Elle a gardé ses capacités de vitesse. Si on lui en laisse le temps, elle pourra rallier un port ou se mettre à l’abri sous une batterie côtière jusqu’à ce qu’on puisse venir la dégager.

Ces phrases avaient suffi à Queely pour comprendre de quoi il en retournait ; inutile de parler de victoire ou de débiter de creuses promesses de survie. Leur devoir était de sauver le brigantin, et ils allaient en payer le prix.

Bolitho regarda la tête de mât à l’appel de la vigie :

— Une corvette, Commandant !

— Vingt canons pour le moins, grimaça Queely.

Il détourna le regard.

— Je continue à voir Kempthorne partout. Je me suis mal servi de lui. Je n’arrive pas à me le pardonner.

Bolitho vit qu’Allday approchait de l’arrière avec précaution ; il avait son sabre d’abordage à la ceinture. Les mêmes mots, toujours : ils faisaient bien partie du même équipage. Queely regarda les voiles qui claquaient et faseyaient, exploitant au mieux toute la force du vent.

— Le vent a dû virer encore. Je dirais qu’il vient du nord, à présent.

Il soupira, l’air transi, gonflant les joues :

— D’ailleurs, ça se sent.

Soudain tous entendirent un coup de canon. La vigie s’écria :

— Un navire engage la corvette, Commandant !

Retentirent de nouvelles détonations, craquements inquiétants qui coururent sur les crêtes dansantes.

— Ce sont des pièces de petit calibre, Monsieur, hasarda Queely.

Il jeta un coup d’œil à ses hommes alignés de chaque bord, ruisselants d’embruns et : de toupets d’écume : ils essayaient de garder leur poudre et leur silex au sec.

— Même calibre que les nôtres.

Bolitho fronça les sourcils : cela ressemblait fort au genre de manœuvre qu’aurait risquée Paice s’il s’était lancé à leur recherche. Il se tendit : une bordée espacée résonnait longuement sur les eaux. Un instant, le brouillard marin s’entrouvrit, et décolla de la surface de la mer ; même sans l’aide d’une longue-vue, il reconnut la silhouette gracieuse d’un navire de guerre gréé carré. La fumée de ses tirs se déployait en éventail sous le vent de sa batterie bâbord. L’autre navire se trouvait derrière la corvette par rapport à Bolitho, mais celui-ci reconnut sans hésitation la vaste grand-voile et le mât de beaupré qui chevauchait les lames en pointant directement sur la corvette française.

Bolitho grinça des dents. La corvette était un peu une frégate en miniature et n’armait sans doute que des pièces de neuf livres, mais face à un cotre, sa puissance de feu était écrasante.

— Un quart de plus ! hurla Queely.

— Ouest nord-ouest, Commandant ! répondit le timonier.

Il n’avait, pas besoin d’ajouter que jamais sans doute le cotre n’avait serré le vent d’aussi près : plus personne ne pouvait tenir debout sur le pont sans appui.

— Virez de bord ! ordonna Bolitho.

Remarquant la perplexité de Queely, il crut devoir préciser sa tactique :

— Si nous rebroussons chemin, nous arriverons peut-être à lui couper la route, tout en gardant le temps de virer de bord derechef.

De nouvelles détonations se répercutèrent contre la muraille. Queely hurlait ses ordres :

— Parés à virer vent devant ! Largue et borde !

Au coup de barre, le cotre sembla se cabrer ; son beaupré et son foc en folie n’en finissaient pas de monter à l’assaut des nuages. Un paquet de mer déferla sur le pont et roula jusqu’à l’arrière comme un brisant sur une plage. Plusieurs hommes tombèrent dans un concert de jurons et de halètements ; quelques-uns tendirent la main à leurs camarades pour les aider à se remettre debout, tandis que l’eau verte qui se retirait brutalement paraissait vouloir les précipiter par-dessus le pavois.

Le cotre répondit parfaitement à la barre et une fois franchi le lit du vent, commença à prendre de la gîte sous ses nouvelles amures. Bolitho se sentit envahi par une onde d’exultation, même s’il savait que ces instants glorieux ne reviendraient, plus jamais.

— Rencontrez ! hurla Queely. Comme ça !

Il fit un grand geste fébrile du bras :

— Deux timoniers en renfort à la barre !

L’officier marinier lui lança un coup d’œil, puis dit :

— Est quart-nord, Commandant !

Bolitho attrapa une lorgnette dans l’équipet et chercha à cadrer la corvette. Elle était bel et bien là, par la hanche bâbord, à présent, comme si le monde extérieur avait pivoté autour du cotre. C’était à peine si l’on apercevait, derrière la brumasse et les embruns, la Revanche faisant force de voiles pour creuser l’écart qui les séparait. Le maître principal de Queely avait même fait établir son hunier et son cacatois.

Bolitho attendit que le pont se fût un peu redressé et essaya de s’abstraire de ce remue-ménage ; une rangée de matelots s’arc-boutaient pour border plat l’énorme écoute de grand-voile sous les nouvelles amures.

Il braqua soigneusement sa lorgnette : la corvette lâcha une nouvelle bordée, puis disparut quelques instants derrière la fumée du tir. Avant de pouvoir amener le cotre dans le champ de son objectif, il vit autour du navire français la surface de la mer grêlée de gerbes sous les boulets du cotre. Ce dernier continuait de se rapprocher. Bolitho nota qu’il tirait sa petite bordée : une rangée de dards vénéneux de couleur orange jaillit de sa muraille.

— Nom de Dieu ! pesta Queely. Vatass n’a pas l’ombre d’une chance à cette distance !

Constatant que Bolitho n’avait pas compris sa remarque, il expliqua :

— C’est Vatass ! Le Snapdragon a un foc plus sombre que les deux autres.

Queely ne put retenir une grimace en voyant une nouvelle série de gerbes encadrer le cotre, mais le Snapdragon jaillit à travers le rideau d’éclaboussures, lâchant bordée sur bordée, quand bien même, comme le soupçonnait Queely, pas un seul de ses projectiles n’avait la moindre chance d’atteindre la corvette française.

Bolitho détourna son attention de l’ombre oblique du cotre pour observer chaque détail de l’ennemi. La corvette française courait toujours sous les mêmes amures, cap au sud-est ; son commandant, qui avait identifié la Revanche, entendait ne laisser aucun obstacle entre lui et sa proie.

— Le Snapdragon a dû nous apercevoir, Commandant ! s’exclama Queely.

Incrédule, il braqua de nouveau sa lorgnette et se mit à remuer les lèvres. On eût dit qu’il parlait seul. En fait il déchiffrait les pavillons multicolores que le Snapdragon avait envoyés à sa vergue de hunier.

— Des signaux du Snapdragon, Monsieur ! dit-il d’une voix rauque. Ennemi en vue !

Bolitho, ému, le regarda : Vatass les informait, avant qu’il ne fût trop tard, que la guerre était déclarée.

— Envoyez un autre pavillon national, ordonna Bolitho.

Il regarda le pont encombré : les matelots attendaient l’inévitable. Cela leur donnerait un peu de cœur au ventre.

Le Wakeful, avec deux enseignes blanches claquant dans le vent, l’une à la corne de brigantine et l’autre en tête de mât, se préparait de nouveau à virer de bord. Il se trouverait ainsi en route de collision avec la corvette qui ne pourrait éviter le combat. Dès qu’elle serait en situation d’engagement : rapproché, le Snapdragon parviendrait peut-être à attaquer son arrière : si la chance était de son côté, il pourrait même essayer de le prendre en enfilade avec sa caronade, dès qu’il aurait croisé son sillage. Bolitho retint son souffle : un boulet, avait crevé le hunier du Snapdragon ; le vent fouailla la perforation jusqu’à réduire la voile en lambeaux avant qu’elle ne pût être carguée. La corvette lit feu de nouveau. Ses bordées successives étaient parfaitement synchronisées. Rien d’étonnant à cela, son commandant avait dû être recruté en fonction de la difficulté de la mission. Bolitho braqua sa lorgnette, mais la brume et la fumée des canons empêchaient de distinguer l’horizon.

Il regarda Allday qui restait près de l’habitacle du compas. Où donc était ; Paice ?

Il croisa le regard d’Allday, qui lui sourit. Il n’arrivait pas à songer à autre chose qu’à ce vaisseau ennemi qui fonçait, sur eux toutes voiles dehors. Il regarda les matelots sur le pont du Wakeful ; face aux pièces de neuf livres du français, leurs petits canons de six avaient, l’air de pistolets à bouchon. Le pont était plat : et n’offrait aucun abri, pas même un passavant ou des filets de bastingage susceptibles de les protéger des éclisses. Comment ces hommes allaient-ils se comporter sous le feu de l’ennemi ? Se voyaient-ils déjà tous morts ?

Il songea au lieutenant Kempthorne et à tous ceux qu’il avait vus tomber au combat, en mer. Des hommes braves et fiers pour la plupart, qu’il avait vus gémir et hurler de douleur quand ils avaient été touchés. Les plus chanceux mouraient sur place, les autres devaient en plus affronter le couteau du chirurgien.

A bord du Wakeful, il n’y avait aucun officier de santé ; d’ailleurs cela valait peut-être mieux. Allday vit les doigts de Bolitho se refermer sur la poignée de l’épée qu’il portait au côté. Il fallait bien mourir un jour, n’est-ce pas ? Alors pourquoi pas ici ? Le grondement d’une nouvelle bordée, plus proche, lui arracha une grimace ; sous les tirs, jaillissaient de la mer d’énormes gerbes déchiquetées ; certains boulets, en fin de trajectoire, faisaient exploser plusieurs crêtes successives : on pensait à des dauphins invisibles en train de jouer.

Allday essaya de songer au bon temps qu’il s’était donné à Londres, aux nuits dans la petite chambre de Maggie, au corps potelé de sa maîtresse serré contre lui. Un jour, peut-être… La distance qui les séparait de l’ennemi continuait de diminuer, une autre bordée tonna. Il entendit plusieurs matelots pousser des grognements. Consternés, tous regardaient approcher la corvette.

— Attention à la manœuvre, nom de Dieu ! hurla Queely. Parés à virer vent devant ! Des gabiers dans les hauts, et que ça saute !

Bolitho nota une tension extrême dans le ton de sa voix. Quoi d’étonnant ? Ils couraient à une mort certaine. Et cette fois, on ne pourrait même pas appeler cela une bataille.

 

— Répète ! hurla le lieutenant Paice.

Il s’adressait à la vigie, en tête de mât, dont le dernier appel avait été couvert par les grondements de l’artillerie.

— Signal du Snapdragon ! hurla la vigie. Ennemi en vue !

Paice poussa un très long soupir. Dieu soit loué, ils avaient une vigie bien entraînée. Tout se passait comme prévu s’ils parvenaient à retrouver le Wakeful : là où était le Wakeful, là serait Bolitho. Braquant sa longue-vue, il vit le brouillard se dissiper légèrement. La fumée se dispersait, comme cédant devant son obstination scrutatrice. Il finit par apercevoir le navire français, droit devant, à une distance d’environ deux nautiques, bien encadré par les haubans du Télémaque, comme si ce dernier le retenait dans un filet. Le navire ennemi courait exactement vent arrière : ses voiles semblaient aussi dures qu’une cuirasse.

Enfin, pour la première fois, Paice entrevit le Snapdragon, dont la frêle silhouette dépassait à peine derrière la hanche de l’ennemi. Les éclaboussures de la dernière bordée retombaient en pluie autour de lui ; son hunier était en lambeaux, sa grand-voile perforée en plusieurs endroits. Il observa minutieusement le navire jusqu’à ce que les larmes lui coulent des yeux : par ailleurs, le Snapdragon semblait intact. Il tirait bordée sur bordée, mais largement hors de portée. Pas un seul de ses projectiles n’avait une chance d’atteindre sa cible.

À cet instant, Paice aperçut une autre voile qui, apparemment, s’éloignait des lieux de l’engagement. Un spectateur involontaire ? Ou bien était-ce le navire que Bolitho était censé escorter jusqu’en Angleterre ? Paice découvrit le Wakeful au moment où il surgissait de la brume, ses voiles faseyant encore tandis qu’il achevait de virer de bord avant de faire route de nouveau sur l’ennemi.

Triscott l’interrompit dans ses réflexions :

— Pourquoi les Grenouilles restent-elles sous ces amures, Commandant ? Moi, si j’étais eux, j’en finirais une bonne fois avec le Snapdragon, pour rester à deux contre un. Il n’a pu manquer de nous apercevoir, tout de même !

Quelqu’un laissa tomber un épissoir du gréement. Paice se préparait déjà à vociférer quand il se souvint de ce que Triscott lui avait dit à propos des pièces de six livres.

— Le navire français a dû tirer des bords toute la nuit à la recherche du commandant Bolitho. A mon avis, son gréement courant était gorgé d’eau, et il a gelé dans les poulies. Il ne peut plus virer de bord.

Il montra vers le haut toute la toile que portait le Télémaque :

— Le vent joue en notre faveur.

Il y avait du mépris dans sa voix :

— Ils auront beau haler sur leurs bras, ils ne parviendront pas à brasseyer leurs vergues tant que le soleil n’aura pas décoincé leurs manœuvres.

Il commençait à s’énerver :

— Ainsi, ils auront le choix entre prendre des ris et se battre sur place.

Un murmure de dépit courut dans l’équipage et Paice vit le Snapdragon chanceler sous le choc des boulets ennemis : la dernière bordée avait mis plusieurs projectiles au but. Mais le cotre se redressa et continua de presser son attaque.

— Replie-toi, espèce de fou ! jura Paice, furieux.

Il se tourna brusquement vers Triscott :

— Envoyez les bonnettes et larguez le dernier ris ! Faites-lui cracher tout ce qu’il a dans les tripes, bon Dieu !

Les bouts-dehors de bonnette furent débordés à l’extrémité des vergues et sous la pression de ces nouvelles voiles, le mât se ploya un peu plus vers l’avant. Les vagues défilaient sur chaque bord à toute vitesse. Plusieurs servants de pièces se dressèrent et sans bien savoir pourquoi, se mirent à lancer des acclamations. Paice, les bras croisés, étudiait son ennemi. Une meute de chiens courants lancés après un cerf, se dit-il. Il déglutit péniblement. : des gerbes puissantes jaillissaient jusqu’au ciel le long de la muraille du Snapdragon. Les avaries n’étaient pas visibles à pareille distance, mais on distinguait, des morceaux du gréement flottant derrière le mât. Bientôt le gréement lui-même s’inclina avec une lenteur majestueuse et tomba dans la fumée. Le feu roulant des pièces d’artillerie se tut un instant. Paice entendit le fracas des espars qui s’écrasaient, sur le gaillard et dans leur élan, entraînaient par-dessus bord hommes et canons. Le mât bascula et lit un grand plongeon dans la mer, tirant derrière lui les haubans. Dans cette confusion, on voyait s’agiter de petites ombres, à des endroits où nul n’était supposé pouvoir échapper à la mort.

A la lumière du pâle soleil d’hiver, Paice vit briller les lames des haches : les hommes de Vatass s’attaquaient au gréement dormant pour libérer leurs camarades piégés sous les débris.

Certaines pièces de la batterie bâbord de la corvette devaient être braquées à l’oblique, à toucher les montants des sabords. A la longue-vue, Paice observa les tirs suivants. L’ombre des fûts des canons ennemis s’étirait le long de la muraille de la corvette, tandis que pivotaient les affûts.

Puis ce qu’il vit l’horrifia : le Snapdragon n’était plus le cotre gracieux, l’élégant navire qu’il avait connu, mais une épave qui donnait de la bande, un ponton qui commençait à enfoncer par l’avant. La yole éventrée dérivait à quelque distance, au milieu des épaves flottantes et des voiles déchirées :

— Ils ne vont tout de même pas leur tirer dessus maintenant ! s’étrangla Triscott.

Pour la bordée suivante, seules les pièces de l’extrême arrière de la corvette purent faire feu. Une explosion unique déchira l’air : une seule rangée de langues de feu, un seul bouquet de fumée épaisse. Paice crut sentir le poids des projectiles ennemis dans ses propres os quand le Snapdragon fut balayé de l’étrave à l’étambot. Membrures et barrots furent déchiquetés. Son équipage fut précipité dans l’air par morceaux, en de macabres déchets. Des débris retombaient lentement en gerbe sur la mer, légers comme des plumes dans la pâle et froide lumière.

Le Snapdragon commença à chavirer ; sa carène éventrée émettait d’énormes, d’ignobles bulles.

Paice, toujours accroché à sa longue-vue, ne perdait pas un détail : il ne voulait rien oublier, il savait que tout resterait à jamais gravé dans sa mémoire.

Il vit le pont, du Snapdragon s’incliner progressivement vers lui. Le cadavre d’un lieutenant glissa entre les flaques de sang et les éclisses puis, butant contre le pavois, se releva comme pour donner un dernier ordre. Alors le cotre émit une sorte de grognement, tel un être vivant à l’agonie. Enfin il disparut dans un tourbillon discret qu’encombraient de pathétiques fragments.

Paice s’aperçut qu’il était à bout de souffle, comme s’il venait de courir, trempé de sueur, aussi. Il se sentait pareil à un taureau, il avait envie de mugir. Mais rien ne sortit : le drame était trop poignant pour être déploré de cette façon.

Quand il retrouva l’usage de la parole, sa voix était presque calme :

— Charge toutes les pièces, à double charge.

Il chercha des yeux Triscott, qui se trouvait au pied du mât. Le visage du second était blanc comme un linceul.

— Vous avez vu ? Le français n’a même pas cherché à recueillir les survivants du…

Il ne parvint pas à prononcer le nom du cotre qui venait de sombrer. Toujours ardent, toujours idéaliste, Vatass n’avait eu que sa promotion en tête, et voici que son existence venait d’être effacée, comme les calculs du premier maître sur l’ardoise de quart. « C’est ma faute, songea Paice, c’est moi qui l’ai obligé à prendre la mer ! » Il se retourna vers Triscott :

— La corvette française risquait de faire chapelle si elle avait tenté cette manœuvre. Je suis sûr que tout son gréement courant est gelé, solide comme de la pierre !

Triscott s’essuya les lèvres du dos de la main :

— Mais combien de temps…

Il était assailli de nausées.

— On s’en fiche ! Cela ne compte pas, monsieur Triscott ! Ce qui importe, c’est de lui envoyer du plomb dans l’aile, à cette sacrée corvette. Peut-être le commandant Bolitho pourra-t-il tirer un ou deux coups au but, lui aussi !

Triscott hocha la tête :

— Parés à réduire la toile !

Il n’était pas fâché d’avoir quelque chose à faire : cela lui ôterait de l’esprit, l’image atroce du naufrage du Snapdragon. Il avait l’impression d’avoir assisté à sa propre perte, comme dans un cauchemar.

Paice se rapprocha de l’arrière et vint se placer à côté de Chesshyre, non loin des timoniers. De là, il dominait toute la longueur et la largeur de son petit navire. Qui sait si, dans une heure, ils n’auraient pas rejoint, le Snapdragon par le fond ? Paice s’étonnait lui-même : il envisageait cette éventualité avec calme, il n’était maître ni de son sort, ni de son destin. En vérité, personne n’avait le choix.

Il aperçut le capitaine d’armes et Clynn, un second maître. Ils distribuaient les sabres et les haches d’abordage qu’ils puisaient dans le coffre. Sous le mât, dans un autre groupe, les hommes chargeaient des mousquets, surveillés par un maître canonnier. Pendant ce temps, le navire ennemi grandissait, barricade étincelante leur barrant la route. Paice vit le maître canonnier gesticuler en montrant : le haut du mât : à l’évidence, il expliquait les ravages que pouvait : faire un tireur d’élite en visant, les hommes attroupés sur le pont d’un navire : il avait choisi ses tireurs avec soin, tous de fines gâchettes. Paice hocha la tête, comme pour donner son accord à toute cette activité. Un matelot du nom d’Inskip leva le poing pour se porter volontaire, puis se hâta vers les haubans. Excellent choix ! Inskip, avant d’être envoyé dans la Marine par une décision de la cour d’assises, était braconnier dans le Norfolk.

— Je ne voudrais pas être à sa place, Commandant ! observa sèchement Chesshyre.

Paice savait qu’Inskip, en escaladant les enfléchures, pensait à la vigie du Snapdragon, dont le mât s’était effondré dans la mer : aucun gabier, aucune vigie perchée dans les hauts ou en tête de mât ne pouvait survivre à pareille catastrophe. De surcroît, le commandant de la corvette avait dû tout faire pour achever les rescapés.

— Mon Dieu ! murmura Chesshyre.

Paice s’avança jusqu’au pavois : l’étrave du Télémaque entrait dans une zone d’épaves dérivantes. Il aperçut une veste déchirée, les lambeaux d’une carte, des éclisses grosses comme le doigt. Les inévitables cadavres défilaient le long des deux bords du Télémaque, lentement, pareils à des êtres abandonnés. Paice répliqua :

— Vous regrettez peut-être de ne pas vous être engagé dans la Compagnie des Indes orientales !

Un toupet de fumée offusqua la muraille de la corvette. Quelques secondes plus tard, une énorme gerbe jaillissait de la surface de la mer, à l’avant du cotre.

— Il se rapproche, monsieur Chesshyre ! gronda Paice.

Il s’avança jusqu’à l’habitacle du compas et observa la rose des vents :

— Lofez de deux quarts !

Il leva les yeux sur un Chesshyre impassible :

— On visera les œuvres vives, compris ?

Chesshyre hocha la tête. Il s’en voulait furieusement de ne pouvoir articuler un mot, mais ses mâchoires tremblaient trop…

— Parés à l’arrière ? hurla-t-il soudain. Barre dessous ! Cap au sud quart-ouest !

Puis il fixa l’ombre de la corvette qui se calait derrière les haubans ; on eût dit qu’elle était la seule à se mouvoir.

Paice vit l’ennemi lâcher un nouveau coup de canon. Mais tout était clair, désormais : le français avait le choix entre réduire la toile et se battre sur place.

Le foc et la trinquette du Wakeful prirent le vent sous ses nouvelles amures : la toile était pâle et propre au soleil matinal.

— Nous ne savons même pas pourquoi nous sommes ici, observa Chesshyre.

Paice ne lui accorda pas un regard : Chesshyre mourait de peur, mais il avait besoin de lui, et plus que jamais.

— Il vous faut une raison, maintenant ?

Chesshyre pensait au Snapdragon, aux corps dérivant sur la mer comme poissons étripés.

Paice n’avait pas tort : en fin de compte, cela ne changeait rien.

 

Toutes voiles dehors
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